Allocution de Christophe Gagnebin lors du Congrès du PS cantonal, le 11 juin à Belp

Sehr geehrter Herr Regierungsrat,

Monsieur le Conseiller d’Etat

Cher Philippe,

Dix ans et quelques semaines. L’heure est venue d’en vivre la tranche la plus agréable peut-être, celle des regards en arrière qui permettent de mesurer le chemin parcouru, celles des hommages aussi qui, à défaut d’être toujours sincères, t’aideront grandement à fixer dans ta mémoire ce qui mérite d’y être gravé, et à oublier ce qui doit l’être. C’est à moi que revient, à la demande de la direction du parti, l’agréable privilège de t’exprimer la reconnaissance, immense et émue, des socialistes bernois, moi qui fus déjà celui qui plaidai en son temps, devant ce même congrès, en faveur de ta candidature, dont j’étais certain qu’elle permettrait de donner une majorité de progrès à ce canton. Je voudrais que cet hommage, à défaut d’être le fruit de la meilleure plume, eût pour toi les accents de la plus grande franchise.

Dix ans et quelques semaines, qui nous séparent de ce qui fut, souviens-t-en, une sensation. Le gouvernement de Leurs Excellences virait à gauche. Eine Sensation ! Eine rot-grüne Mehrheit in der Regierung des Kantons Bern. Welch ein Zeichen dafür, wie sich dieser Kanton geändert hat, in den Städten aber auch in den sogenannten ländlichen Gebieten. Une victoire aussi claire et incontestable qu’elle fut historique. Historique, mais pas aisée. Il fallut d’abord convaincre, à l’intérieur même de notre parti, de la nécessité de proposer une candidature issue du Jura bernois. Convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’un sucre offert à la minorité linguistique, mais bien d’un cadeau pour l’ensemble du canton de Berne, et pour ses forces de progrès qui si longtemps avaient espéré que le jeu de l’alternance leur fût enfin favorable. Eine welsche Kandidatur war und ist kein Zuckerchen für die Sprachminderheit, sondern ein wunderbares Geschenk für den ganzen Kanton Bern. Car, cela ne fait aucun doute : la majorité gouvernementale passe par la conquête du siège francophone. Et c’est très bien ainsi. Wer die Mehrheit will in diesem Kanton, muss den Bernjurassischen Sitz erobern. Und das ist gut so! Il fallut ensuite mener une campagne difficile, affronter, sur nos terres même, une candidature inamicale clairement dirigée contre ton parti, le Parti socialiste du Jura bernois. La joie n’en fut que plus grande au soir de ce dimanche d’avril, au Rathaus d’abord, puis dans cette modeste salle d’un établissement tramelot où, durant dix ans, tu prendras régulièrement plaisir à retrouver les camarades de ta section.

Dix ans et quelques semaines, durant lesquels  tu as dû vivre avec ton statut de minoritaire issu d’une région qui a trop souvent fait du silence une vertu et qui, pour cette raison et pour tant d’autres, demeure encore trop méconnue dans son canton même, malgré sa richesse, ses talents, son charme authentique. Tu t’exprimes dans une langue que chacun prétend aimer, à l’heure de l’apéritif. Mais, c’est vrai, il en est qui considèrent que, wenn es um die Wurst geht, le dialecte alémanique est plus approprié. Tu as eu aussi à vaincre les préjugés de certains journalistes qui peinaient à s’imaginer qu’un Jurassien bernois puisse avoir une vision cantonale de la politique. Es sind noch zu viele Leute in diesem Kanton, die sich kaum vorstellen können, dass man Visionen für den ganzen Kanton, über Bern bis Saanen und Guttannen, entwickeln kann, auch wenn man aus Tramelan stammt und dort wohnt. Daher musstest Du auch, von Anfang an, viele Vorurteile überwinden.

Dix ans et quelques semaines durant lesquels on a le sentiment que notre monde n’a pas progressé dans le bon sens. Des fossés se sont creusés, dont certains apparaissent aujourd’hui béants. On a dû assister, partout en Europe, à la montée des populismes haineux qui instrumentalisent les peurs et jettent en pâture des boucs émissaires faciles. La culture du dialogue, la recherche commune de solutions constructives et consensuelles, principes dont la Suisse était autrefois si fière, ont été mis à mal sous les coups de boutoirs répétés d’une certaine UDC. Dix ans durant lesquels, partout en Europe, s’est exprimée une désillusion grandissante des peuples face à l’action politique.  L’échec de ce libéralisme que nous avons combattu est aujourd’hui patent, ainsi que le relève « Le Temps » lui-même dans un éditorial de la semaine dernière. Il a grandement fragilisé le statut de pans entiers de la société, incapable d’offrir des perspectives au plus grand nombre. Pire, privatisations et démantèlements, couplés à une politique fiscale injuste, ont privé citoyennes et citoyens de précieux outils qui leur assuraient la maîtrise de leur destin collectif.

C’est dans ce contexte difficile que tu as assumé tes fonctions de conseiller d’Etat. Et ce furent donc dix ans et quelques semaines qui, pour user d’un doux euphémisme, ne furent pas de tout repos. Tu as pris des coups et, quoiqu’on en dise, les coups font mal quand on aborde l’action politique non comme un jeu de cirque ou un exercice mathématique, mais avec la sincère volonté d’œuvrer pour le bien commun, au nom de valeurs humanistes qu’on s’efforce de défendre et d’illustrer.

Dix ans et quelques semaines durant lesquels tu as assumé la responsabilité de la Direction la plus difficile qui soit. On en veut pour preuve le nombre de tes collègues qui, dans d’autres cantons, s’y sont cassé les dents. L’action sociale touche à l’essence même de notre société, à la nécessaire solidarité qui doit prévaloir entre ses membres, qui, faut-il le rappeler, ne sont pas égaux devant les aléas de l’existence. Et la santé touche chaque femme, chaque homme au plus profond de son être, de son intimité même. Ces deux domaines sont traversés d’enjeux contradictoires, de tensions entre humanisme et efficacité, entre égalité de traitement et finances, entre centralisme et équilibre régional. Tu as eu à gérer, à toi seul, plus du quart du budget cantonal, confronté pour ton malheur à une majorité parlementaire qui a sans cesse fait reculer les limites de la bonne foi. Parlant des députés, Churchill disait de certains d’entre eux que ce qu’ils avaient de plus profond, c’était le sommeil. Et sans doute eusses-tu souhaité que ce sommeil fût plus profond parfois, tant les discours qu’ils tenaient lorsqu’ils étaient éveillés te heurtaient souvent par leur incohérence crasse – le récent débat hospitalier l’a illustré une fois de plus.

Tu t’étais fixé des objectifs ambitieux. Maîtriser les coûts de la santé tout en assurant à toutes et à tous, dans les différentes régions du canton, des soins de qualité irréprochable. Lutter contre la pauvreté – et non contre les pauvres ! – en diminuant de moitié le nombre de ceux auxquels leur travail, parfois harassant, ne permet pas de vivre dignement.

Le bilan, je le sais, reste en deçà de tes propres espérances. Parce que, obnubilée par les cadeaux fiscaux, la majorité bourgeoise n’a eu de cesse de te combattre, sans même se pencher sérieusement sur tes idées, sans même accepter le dialogue. Il suffit d’évoquer ici la contribution que tu avais souhaité imposer aux hôpitaux privés en faveur des hôpitaux régionaux pour souligner combien, aujourd’hui plus encore qu’hier, les groupes de pressions et le clientélisme dictent et conditionnent la politique de l’UDC et du PLR. Es sei bloss an die Spitaldebatte von letzter Woche erinnert, die einmal mehr eindeutig gezeigt hat, wie sehr Lobbies, private Interessen und Vetterliwirtschaft die Politik von SVP und FDP nach wie vor bestimmen.

Jedoch darfst Du mit Stolz auf den Weg zurückblicken, den Du eingeschlagen hast und auf all das, was Du in den letzten zehn Jahren erreicht hast. C’est un regard clairement positif qu’il convient de jeter sur ces dix années. Dix années durant lesquelles tu t’es démené comme un beau diable pour maîtriser les coûts de la santé de ce canton. Dix années durant lesquelles tu as réussi à remodeler le paysage hospitalier bernois pour qu’il répondre aux défis du temps présent tout en évitant l’émergence d’une médecine à deux vitesses. Dix années durant lesquelles tu as défendu autant que tu le pouvais la cause de ceux que la vie écorche. Dix années durant lesquelles tu as tracé, en matière de politique du 3ème âge, des lignes dont tes successeurs, j’en suis certain, s’inspireront. Dix années durant lesquelles aussi, le nombre de places dans les crèches s’est accru. Dix années enfin durant lesquelles le canton de Berne a été représenté à de nombreux niveaux par une personnalité francophone, ouverte, compétence. Zehn Jahre lang hast Du Dich unter  schwierigsten Umständen für all die Menschen in diesem Kanton eingesetzt, die das Leben nicht schont, für die Menschen, die ansonsten unbeachtet am Rande des Weges bleiben würden.  Zehn Jahre lang warst Du, lieber Philippe, bei deinen Kollegen aus anderen Kantonen, bei den Akteuren im Gesundheitswesen, bei all denen, die um die Zukunft des Sozialstaates bangen, eine französische, glaubwürdige und kompetente Stimme, eine Stimme, die Brücken zu bauen wusste und unermüdlich nach Lösungen suchte.

Et puis, il faut bien aborder cette longue et douloureuse question jurassienne. Enfant de Bienne, tu as peut-être joui de la distance nécessaire à appréhender cette problématique avec davantage de sérénité. Mais tu as suffisamment vécu dans nos vallées pour savoir quelles blessures ce conflit a infligé au Jura bernois dans les années ’70 et ’80, blessures qui, au moment où tu t’apprêtes à assumer la présidence de la Délégation aux Affaires jurassiennes, ne sont pas toujours cicatrisées. Ancien membre de l’Assemblée interjurassienne, tu as d’emblée accepté le pari du dialogue, n’en déplaise aux thuriféraires de l’Ours comme de la Crosse. Tu as compris avant bien d’autres que nul chemin ne permettrait d’éviter la tenue d’un nouveau scrutin, même si la population du Jura bernois, et moi le premier, ne le sollicitait point. Tu as su convaincre, rassurer, donner confiance. Ensemble, toi comme conseiller d’Etat et président du Gouvernement bernois, moi comme président du Conseil du Jura bernois, nous avons pu nous réjouir au soir du 24 novembre 2013 : les citoyennes et les citoyens du Jura bernois, en confirmant de la manière la plus éclatante qui soit, leurs décisions antérieures, ont fait le choix de l’ouverture, exprimé la confiance qu’ils placent en leurs propres forces, marqué leur attachement à un cadre institutionnel riche de son bilinguisme, malgré les défis qu’il implique. La question jurassienne fait désormais partie de l’histoire, elle est d’un autre temps, d’un autre siècle. Die Jura-Frage wird langweilig, und das ist gut so, schrieb der Bund vor einigen Wochen. Eine Ansicht, die ich seit Jahrzehnten teile, sei nebenbei gesagt … Cher Philippe, ce ne sera évidemment pas le moindre de tes mérites que d’avoir conduit ce processus avec sagesse et présidé à son dénouement heureux. Il reste à souhaiter que tous les acteurs politiques sachent prendre la pleine mesure de la voix qui s’est exprimée le 24 novembre 2013 et s’attèlent ensemble à écrire en couleurs cette nouvelle page de notre histoire qui s’ouvre devant nous.

« Vivre, c’est combattre. Et je m’en désolerais peut-être si je ne savais en revanche que combattre, c’est vivre ». Ainsi parlait Beaumarchais, et il me semble que ces mots viennent fort à propos conclure ce bref hommage. C’est donc avec émotion, cher Philippe, qu’au nom de tous les camarades ici présents, je t’exprime notre vive reconnaissance. Merci, cher Philippe, pour tous les combats que tu as menés pour le canton de Berne et pour les valeurs du socialisme démocratique.

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